mercredi 26 mai 2010

Bill mon amour



Là-bas la végétation pousse sans calcul irradiée qu'elle est de cette poudre verte dont dit-on viennent les songes feuilles fantastiques se déploient sans modèle aucun et les troncs s'élancent à la verticale - la zone est-elle délimitée verticalement, également, ou ces arbres peuvent-ils par leur hauteur s'extraire enfin du parc hermétiquement tracé ? 
1h23, 26 avril et 24 ans plus tard
quelle langue parle-t-on dans la Zone ? 







la langue des êtres seuls quelle est-elle ? 








"20 ans" après Tchernobyl, la vie croît avec insolence dans la Zone et défie toute science humaine
mais quelle est cette vie ?
îlot de paradis où paissent des licornes merveilleuses, des chevreuils et des gazelles
mais quelle est cette silhouette que je ne connais pas ?
que fait-il depuis si longtemps sur ses deux pattes, cherche-t-il un fruit en haut de cet arbre ? pourtant non, c'est dans la terre qu'il cherche. il creuse avec un bras mobile, qu'il peut déposer à terre lorsqu'il a fini de creuser. finalement, il cesse de creuser avant d'avoir mangé. il se tourne et retourne à sa tanière. immense tanière.
que fait l'homme cet étrange animal dans la Zone ? que fait-il étranger étranger qu'il est à cette Zone inhumaine - anhumaine ?
il se fait étranger.
étranger aux hommes.
il se délie du langage et se lie à la terre.
s'enterre s'emmure mur muet langage ruiné comme de bombes
pas de bombes non pure explosion de la terre venue du pays lui-même
(du pays devenu soviétique)

- non pas du ciel à la terre mais de la terre au ciel -

Ce n'est pas offert par un autre pays mais c'est offert au monde entier

Que le monde entier devienne noir de suie de basalte de cendre
Que les poumons entiers deviennent noirs, non pas pollués : calcinés

tuons l'homme ce sera un asile pour la faune et la flore - et les quelques scientifiques restés sur l'arche pourront y descendre, se reproduire avec les animaux les arbres les roches

l'homme sera toujours là 

mais l'homme plus seul que jamais (que jamais ? seul toujours)

l'homme a divorcé, il est venu habiter dans la Zone.

il ne voulait plus parler.

mais cette exclusion volontaire parle.

elle ne dit rien peut-être, rien de précis, rien de compréhensible,
mais elle parle.

comme ces rescapés de guerre réfugiés dans la belle ville de Pripyat 
20 ans après Tchernobyl ?
20 jours après Tchernobyl.

Ils parlent. et qui les entend ?

Et pourquoi moi alors que j'étais A-2, je ne les entends que 24 ans plus tard, 22 ans trop tard ?

et pourquoi la langue ukrainienne m'est-elle inconnue ?
aujourd'hui je la découvre comme la langue du malheur
langue de mort ou de solitude
et si la vie même là-bas a persisté à nouveau éclose
le lieu me semble toujours misère humaine

- mais non pas un lieu clos, échantillon de malheur à étudier au microscope
non - un lieu qui n'est rien de plus que le banal reflet du monde : des machines à fric machines de guerre machines à faire fonctionner le monde rouler les voitures, des autorités politiques un peu trop puissantes quand elles ne le sont pas plus encore, des solitudes enfin, des solitudes.

photographie d'Alix Cléo Roubaud

je n'avais pas compris que la solitude de l'homme était ancrée dans l'histoire
je n'avais pas compris que la solitude de l'homme était politique
:
je n'avais pas compris que la politique et l'histoire étaient la solitude de l'homme

(et la tension vers l'autre qu'implique la solitude et que seule peut impliquer la solitude)

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