dimanche 9 mai 2010

Impossible possible


Ils boivent de la vodka, ils rient. On entend Dimitri qui interpelle Maniouchka. L'ambiance est joyeuse. 
Piotr doit soudain quitter la fête, on l'a appelé pour un incendie.
La mariée est compréhensive, elle aime les uniformes.

Piotr est ivre, il se lève lourdement et sort. Il rentre dans son camion, allume la radio, se met en route.

Intérieur, soir. On voit Anja assise en tailleur sur le canapé, au téléphone.
Non, maman, il n'est pas encore rentré. Il a dû travailler toute la nuit.
Il aurait pu m'appeler.
Non maman je ne vais pas prier, je vais attendre, il va m'appeler.
D'ailleurs, il vaut mieux que je raccroche, il va m'appeler. 

Intérieur, soir.
Joshia est dans son cabanon, il souffle la bougie lorsqu'il entend les soldats s'approcher.
Son chien aboie. 
Un coup de feu.
Silence.
Joshia reste impassible.
On entend les soldats s'éloigner.

Extérieur, jour.
Joshia sort de son cabanon, une dizaine de chiens morts couchés sur l'herbe.

Extérieur, soir. 
Joshia est dehors, près d'une fenêtre. Il observe. 
On voit Nicoleï sur sa chaise. Les soldats lui disent de le suivre. Nicoleï ne répond pas, ne les regarde pas. Impassible lui aussi.
Les soldats traînent Nicoleï sur sa chaise et Joshia le voit disparaître.

La ville semble déserte, on voit un bus disparaître au loin.

Je pense : lorsqu'on est soudainement embarqué dans un train, jeté là où il n'y a déjà plus de place et que l'on ignore où est notre famille, où sont nos amis. lorsqu'on voit la voisine se faire fusiller et que l'on ne comprend pas. on doit se croire arrivé aux limites : au fantastique. on ignore encore que l'Histoire ne s'arrête pas aux limites, et qu'elle les franchit bien assez vite.

Intérieur, nuit.
Un groupe de femmes assises dans la salle d'attente d'un hôpital. 
Parmi elles on voit Anya, le visage défait ; les visages sont pâles de fatigue. 

Une infirmière entre et s'adresse à elles : les visites sont interdites pour le moment.

Anya se lève, réclame à voir son mari.
Nous nous sommes mariés hier, je dois le voir.

L'infirmière s'excuse, dit qu'elle doit attendre.

Anya insiste, elle est en colère.

L'infirmière la prend par le bras, la mène à l'écart.

Votre mari n'est plus un homme ; c'est un déchet radioactif. Vous comprenez ce que cela veut dire ?
Non.
Il a reçu de plein fouet 6000 rayons gama, si vous le rejoigniez, vous vous consumeriez avec lui en un feu ardent.

Je pense : je pense que je ne comprends pas et qu'elle ne comprend pas.
Irréalité. Ce n'est pas possible.

Panneau noir. Dix ans plus tard.

Intérieur bus, jour sombre.
Anya sourit à ses auditeurs, elle porte une perruque blonde, elle est jolie.
"Voici la ville de Pripiat, à trois kilomètres de Tchernobyl. C'était une des premières villes du pays, elle comptait 48 000 habitants, on devait inaugurer la grande roue le 1er mai 1986. Nul enfant n'a jamais pu monter à bord."

"Impossible possibilité" (Philippe Lacoue-Labarthe)


(La Terre outragée, synopsis de Michale Boganim et Anne Weil, film dont le tournage doit commencer mi-mai 2010. - enregistrement d'une lecture de Emmanuel Salinger, le 27 janvier 2010 au Théâtre d'Angers. Libre écoute sur Fr.Culture.fr : http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture/emissions/theatre_europe/index.php )

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