samedi 27 mars 2010

Lecture en filigrane du nouvel Alice au Pays des Merveilles


Cette fois-ci, c'est moins la critique de la société victorienne qui se donne à lire en sous-texte, qu'un manifeste féministe... l'oeuvre est ainsi réinscrite dans l'actualité (les luttes féministes ne pouvant malheureusement se démoder puisque toujours pas parvenues à leur fin), quoique la critique d'une société fondée sur les apparences (le capitalisme n'étant lui non plus pas démodé et la société de consommation ne s'étant pas stoppée net aux Trente Glorieuses) et soumise à l'autorité d'une Reine Rouge (n'avez-vous pas remarqué le teint excessivement rosé de notre cher Président?) nous aurait elle aussi incité à observer notre société à travers celle d'Alice.

Le film s'ouvre sur un éloge au rêve... au rêve terre à terre. type american dream. En effet, le père d'Alice, qui s'amuse (s'amuse ?) à admettre chaque matin 6choses impossibles avant son petit-déjeuner, est de la race des marchands conquérants qui tourne les yeux du côté de Bornéo et Sumatra. Cependant, ce type de rêve fait de lui une figure de modernité eut à égard à la société dans laquelle il vit - et qui est comme il se doit quelque peu réticente à ses idées.
Or, la modernité est rupture et la rupture est prise manifeste (prise et manifeste) de liberté.
En outre, la liberté de Charles Kingsley n'est pas seulement du libéralisme : sa liberté d'esprit s'étend à la liberté avec laquelle il envisage l'esprit humain : il dit à sa fille qu'elle est à moitié folle : tous les gens bien le sont.

La folie est ici imagination. Imagination qui mène vers des mondes fantastiques (rien ne permet jamais de savoir avec certitude si le Pays des Merveilles est rêve ou réalité : Alice elle-même hésite toujours, et si elle semble revenir d'un rêve à la fin du film, elle porte encore la trace des griffes du monstre. Enfin, admettre que sont possibles des choses impossibles brouille toute frontière entre réel et irréel, ou du moins entre possible et impossible) ou des mondes de terre ferme mais lointaine (Alice deviendra Sindbâd le marchand de la Mer et prendra les voiles pour la Chine).

Alice ou la première femme à porter des pantalons.

Alice, dans ce nouvel opus Disney, a pris de l'âge et de la poitrine (de quoi faire rêver un chapelier), et est bonne à marier, du moins selon l'avis de ses proches (et de la société entière, qui la regarde - n'oublions pas combien les vieilles filles étaient mal perçues au XIXe siècle). Quelle chance ! Alice est si jolie (et si héritière) qu'un Lord veut l'épouser... seulement le Lord est roux (ben oui, les roux sont moches, c'est bien connu, et il paraîtrait même qu'ils seraient apparentés au Malin)... et ce roux là est non seulement bien laid, mais qui plus est désagréable, pour ne pas dire tout à fait infâme. Loin d'être un roux rejeté par la société (car s'il est roux, il est toutefois Lord), c'est un jeune homme (eh oui, les jeunes hommes laids sont aussi de jeunes hommes) reflet et même comble de sa société, qui en cristallise tous les défauts, notamment celui de cultiver les apparences et les bonnes manières les plus sinistres.

Alice est donc demandée en mariage en toute bienséance et en toute hypocrisie : la demande est publique et elle n'est que forme convenue : le jeune Lord (Amich), ainsi que tout le parterre de la riche société réunie, considèrent que le fameux "oui" est acquis et se félicitent de la faveur qu'ils croient faite à Alice.

Seulement, la belle Alice, lorsqu'elle voit son futur colocataire de lit se décrotter le nez avant même d'avoir sorti la bague à mille carats, elle s'enfuit....

....au Pays des Merveilles.

Son épopée au Pays des Merveilles sera une épopée intérieure au cours de laquelle elle s'interrogera sur les possibles et apprendra peu à peu à affronter ses peurs en face. Elle apprendra à tracer elle-même son chemin, quitte à être seule. Enfin et surtout, elle s'interrogera sur son identité et comprendra (par elle-même puisque tout le Pays n'est qu'elle même) que celle-ci n'est pas (et nous aurions voulu que l'on dise également "ne sera jamais") fixée et que c'est à elle de la forger (ou de la chapeauter).
Cette question de l'identité est posée par tous les êtres fantastiques qui peuplent le monde d'Alice : "est-ce la Alice ? est-ce la bonne Alice ?". Cette question ne cesse de hanter le film. La Chenille Bleue donne la réponse à demi-mots : "Ce n'est pas Alice". Et l'on comprend dès lors ce qu'il explicitera à la fin du film : "Elle n'est pas encore Alice".
C'est une Alice en puissance, et il faut qu'elle devienne une Alice en acte.
(si Sartre aurait été d'accord sur l'idée que l'essence ne précède pas l'existence - quoique si Tim Burton est thomiste, il considère peut-être que l'essence d'Alice précède à l'existence de celle-ci et qu'elle ne fait au cours de ses aventures que déployer son essence afin de devenir elle-même en acte - ce qui supprime toute liberté - - , il aurait certainement souligné une limite : l'impossibilité d'une Alice enfin et définitivement en acte puisque c'est la somme des actes qui fait l'essence (or, les actes ne s'arrêtent pas à la mise à mort d'un monstre mais à notre propre mort)).

Pour devenir Alice, la jeune blondinette doit tuer un terrible monstre qui est le garant du terrible pouvoir de la terrible Reine Rouge : c'est sous la menace de ce monstre que les cartes se plient au mauvais vouloir de la reine et sont devenus ses pions.

Un peu simplet ce monstre à tuer pour faire revenir le bon ordre dans le monde, mais passons.

Ce qui est important c'est que :
-Alice a tracé elle-même son chemin pour y parvenir et a refusé de suivre les conseils (les ordres) qu'on lui donnait (ainsi, alors que le chapelier lui a dit de se rendre chez la Reine Blanche, elle le rejoint chez la Reine Rouge) : de même Alice parviendra à refuser la demande en mariage à laquelle tous l'incitent et tracera son propre chemin, tel Moïse à travers la Mer Egée (d'ailleurs, elle aussi draine son peuple derrière elle, puisque les entreprises commerciales sont tout prêt à la suivre jusqu'en Chine... à suivre l'appât du gain - et cette fois-ci nous ne parlons pas de la poitrine d'Alice).
-Alice n'a cessé de s'interroger sur les possibles, sur le possible/impossible. Durant tout le film, elle se demande si le Pays des Merveilles est rêve ou réalité, et au moment crucial où elle doit tuer le monstre, elle essaie d'accepter 6choses impossibles... Ainsi, il devient possible de refuser un mariage auquel on la contraint, possible de mettre un pantalon, possible de monter à la tête d'une entreprise commerciale et de partir en mer à la suite de Sindbâd (on se demande d'ailleurs quand est-ce que Disney sortira sur nos écrans le Premier Voyage d'Alice et les six autres... si ce n'est plus).
-en se battant avec le monstre, Alice affronte ses peurs en face, et c'est aussi ce qui lui permettra de refuser la demande en mariage.
-Alice devient Alice au Pays des Merveilles et au pays anglais, puisqu'au retour dans celui-ci, elle refuse de continuer à se cacher, à se contraindre, à s'étouffer, et révèle sa vraie nature d'aventurière... (là encore, une analyse sartrienne - la mienne du moins - répliquerait qu'il n'y a pas de nature).

Intéressant tout cela, mais quelques détails clochent :
-au Pays des Merveilles, Alice ne trace pas elle-même son chemin jusqu'au bout, puisque c'est la Reine Blanche qui lui force la main pour qu'elle aille tuer le monstre. Cependant, si l'on admet que, comme dans un rêve (?), toutes les figures du Pays des Merveilles sont des doubles de celle qui rêve (et donc des doubles d'Alice), on peut voir ce combat mental entre elle et la Reine Blanche comme un combat avec elle-même : combat entre sa lâcheté et son audace.
-la Reine Blanche dit à Alice qu'il ne faut pas toujours qu'elle fasse en fonction des autres puisque, face au monstre, elle sera seule. En effet, Alice sera seule face au monstre roux qui hantera son lit, et c'est bien pour cette raison qu'il ne faut pas qu'elle dise oui pour faire plaisir à la société. Cependant, au Pays des Merveilles, Alice accepte d'aller seule rencontrer le monstre pour faire plaisir à la Reine Blanche et aux habitants du pays. Bon, encore une fois, si l'on accepte que tous ceux-là sont des doubles d'Alice, cela peut fonctionner... mais tout de même, cela me semble un peu bancal, quelque chose m'échappe...

Se pose par ailleurs la question de la moralité.
La Reine Blanche et la Reine Rouge semblent représenter le Bien et le Mal dans un manichéisme simplet (et simplifié, puisque le Manichéisme n'est pas la simple opposition du bien et du mal), et le Bien finit par l'emporter.
Cependant, ce "manichéisme" est miné de l'intérieur :
-si la Reine Rouge est mauvaise c'est parce que c'est une mal-aimée. Ceci pourrait nuancer quelque peu l'opposition bien/mal en posant le mal non comme un mal absolu (qui serait depuis toujours) mais comme la résultante de causes psychologiques. La Reine Rouge apparaît alors presqu'innocente, d'autant que si elle est mal-aimée, c'est du fait de sa laideur (ce qui la disculpe et inculpe au contraire la société qui l'a rejetée).
-cependant, si la Reine Rouge est mauvaise, selon sa soeur, c'est aussi à cause de sa protubérance crânienne qui opprimerait son cerveau... raillerie fort gênante à l'égard des personnes ayant ce type de malformation...
-à la fin, au terme du combat entre le mal et le bien, remporté par ce dernier, la Reine Blanche s'adresse à sa soeur et lui dit à peu près ceci : "Pour tout le mal que tu as fait, tu mérites la mort... (suspens atroce) Mais, c'est contraire à mes principes de tuer... (autre suspens, et cette fois c'est ce qui s'en suit qui sera atroce)... je vais donc t'envoyer dans les terres du néant où tu n'aura plus aucun contact avec les êtres humains, aucune affection de personne, personne...
Punition finalement plus cruelle que la mort et qui permet (?) à la Reine Blanche de garder son innocence, ou du moins de croire la garder, de ne pas se sentir coupable... et surtout de maintenir son image de sainte aux yeux de son peuple (et aux yeux des spectateurs) (Alice elle-même semble se faire prendre au piège)...

On voit ici que cette Pure Reine Blanche n'est pas si pure... pas si bonne... le doute peut dès lors s'engouffrer dans nos esprits : n'est-ce pas la Reine Blanche qui est à la source de la cruauté de sa soeur Reine Rouge ? Ne l'a-t-elle pas rejetée et raillée depuis leur plus tendre(?) enfance ? Incitant tout le monde à la moquer et à l'exclure (y compris ses parents) ?
De plus, la Reine Rouge est l'aînée... comme elle dit, c'est elle qui est l'aînée et devrait donc avoir la couronne... pourquoi n'en a-t-elle donc pas hérité ? n'est-ce pas que la Reine Blanche est devenue reine par un putsch (et a donc tué ses parents...) ? ...
Alice (ni nul autre) (le film en fait) n'essaiera jamais de savoir ce qui s'est passé... l'histoire avant l'histoire restera dans l'obscurité... Alice est naïve (et nous aussi) et en cela cruelle malgré elle : elle n'essaiera jamais de savoir ce qui s'est passé autrefois pour la Reine Rouge, et elle n'essaiera donc jamais de comprendre celle-ci...

La Reine Blanche : la cruauté avance masquée.

(Ainsi, notamment, la moquerie à l'égard des handicapés et de la laideur ne serait pas une immoralité du film, mais une immoralité de la Reine Blanche... encore faut-il que les spectateurs comprennent que cette Reine Blanche est à condamner, tout autant que sa soeur si ce n'est plus...).

De toute façon, ces deux reines qui semblent au premier abord opposées sont soeurs... ainsi, l'idée de gemellité (ou du moins de double) est dès lors introduite...

Par ailleurs, le maniérisme exagéré de la Reine Blanche pouvait d'ores et déjà faire l'objet de soupçon... enfin, derrière sa pure morale courait en filigrane sa grandiose immoralité : lorsqu'Alice lui demande pourquoi elle ne tue pas elle-même le monstre, elle répond : "c'est contraire à mes principes de nuire aux êtres vivants..." (notons au passage l'euphémisme "nuire aux être vivants" qui est lui-même fort de signification...). Il est donc contraire à ses principes de tuer un être vivant, mais il n'est pas contraire à ses principes de contraindre quelqu'un à le faire pour elle ! (ce qui est une double immoralité). Parfaite despote.
Ce maniérisme exagéré et cette grande moralité apparente qui recouvre une grande immoralité de fait ne sont-ils pas justement les vices du siècle victorien (et peut-être de notre siècle, voire de tout siècle...) ?!
Cette Reine Blanche serait donc le miroir où se cristallisent les vices "victoriens", et elle serait ainsi le reflet au Pays des Merveilles de ce fameux Lord qui demande Alice en mariage...

Sauf que là encore, notre interprétation se bute à un obstacle : au Pays des Merveilles, Alice rend service (se soumet, serf) à la Reine Blanche, alors qu'au pays du réel elle tord le cou à Amich et aux règles de la société... Paradoxe donc. Qui réfuterait mes hypothèses. Mais je persiste à croire que la Reine Blanche est mauvaise... je ne le crois pas seulement, je le constate. Et tanpis si cela n'a pas été pensé ainsi par les concepteurs du film.

En tout cas, ils ne me feront pas croire qu'ils n'ont pas volontairement instauré une ambiguïté (sexuelle?) dans les rapports entre Alice et le chapelier (j'ai bien évidemment envie de dire Johnny Depp et non le chapelier, car une ambiguïté sexuelle avec Johnny Depp c'est tout de suite plus excitant).
Le chapelier dit à Alice qu'il est dommage qu'elle soit toujours trop petite ou trop grande... pour quoi ? pour l'embrasser évidemment... ou pour embrasser son corps entier.
Lorsqu'enfin elle est à sa taille, il en devient fou : "quelle taille parfaite, quelle taille parfaite, quelle taille parfaite..." : il va défaillir de désir le pauvre petit chapelier fou (et nous on est fou de johnny depp même avec la peau blanche et les cheveux oranges).
A la fin, lorsqu'Alice va partir, il s'approche d'elle dans son dos... et lorsqu'il se rapproche de sa nuque, on pense (on désire) qu'il embrasse celle-ci... mais il ne lui fera l'amour que par sa langue dans son oreille - sa langue : son langage...
(Si on a vu Arizona Dream on peut aussi rêver sur cette scène inversée de Grace (Lili Taylor) dans le dos d'Axel (Johnny Depp)...).
Bref, nous resterons frustrés, le chapelier aussi, et c'est très bien comme ça.

Par ailleurs, la langue du chapelier fou n'est pas belle seulement de ces baisers manqués mais aussi de sa poésie toute libre, de ces phrases de neuf [nommées] poèmes, de ces néologismes merveilleux aux rythmes aux sons qui percutent le coeur, onomatopées cardiaques échos du pas dans la forêt, où il invente le paysage au fil de sa marche (ainsi est-ce peut-être le chapelier fou qui a inventé créé le Pays des Merveilles, et Alice n'est pas sa créatrice mais sa créature...(il la possèderait donc finalement (et il y aurait complexe de Pygmalion doublé de schizophrénie))).

Mais comme la nouveauté, la modernité, la rupture, s'inscrivent toujours dans la lignée (perturbée mais non détruite) des anciens...
on peut entendre au détour d'une tirade du chapelier fou (à moitié fou) le rythme inoubliable d'Edmond Rostand : "c'est un pic, c'est un cap, que dis-je, c'est une péninsule !". Les mots sont changés, mais le rythme est là, indubitablement, à cligner de l'oeil à cet auteur qui dans sa tombe n'a toujours pas réussi à s'endormir.
(jamais d'inventio fondée sur du néant).

Néanmoins, la poésie aédique et la poésie trouvère sont bel et bien renouvelées par l'association à la musique et à la poésie d'une danse délirante...

Enfin, le film reconnaît sa filiation non seulement avec les autres oeuvres littéraires, mais aussi et avant tout avec les Alice au Pays des Merveilles (avec celui de Lewis Caroll, mais plus encore avec le dessin animé déjà fait par ce même omniprésent Disney).
Le film joue ainsi du fait que ce remake est aussi une suite, et qu'Alice a déjà vécu ces aventures... comme Wendy, elle revient au Pays Imaginaire... et ce sont aussi les spectateurs qui reviennent au Pays de l'Enfance, comme le film ne manque pas de le leur rappeler ("tu es déjà venue Alice"... supprimons le prénom et cela suffit). Le film s'adresse avec stratégie à ceux qui ont vu le dessin animé étant enfant et ont grandi depuis... ce qui fera assurément un faramineux chiffre d'affaire pour ce nouveau Disney - chiffre d'affaire qui ne diminue en rien la qualité du film, comme nous espérons avoir réussi à le démontrer, malgré toutes les nuances (pro)posées...



PS : en y repensant, Tim Burton me semble bien thomiste. Alice ne fait que suivre le chemin qui lui est tracé d'avance pour devenir Alice. Ceci explique aussi qu'à la fin du film elle suive la volonté de la Reine Blanche (et de son peuple). Alice ne serait alors aucunement libre et le manifeste féministe et "anti-victorien" perdent toute valeur.
Cependant, Alice suit le chemin qui est tracé dans (et par) sa propre imagination : elle réalise alors non pas ceux que d'autres (ou l'Autre) lui dictent, mais ce qu'elle croit être, ou peut-être plus exactement désire être. Elle réalise ainsi non pas ce qu'elle est (ce qu'elle serait de toute éternité : son essence), mais ce qu'elle désire être.
Il n'est pas question de transcendance et la liberté est sauvée.
Finalement on revient à Sartre (Alice se fait par ses actes : l'existence précède l'essence). Tim Burton aurait des sympathies sartriennes et non thomistes. Il faudrait qu'Alice puisse encore évoluer en devenant Sindbâd-girl et que son essence ne soit ainsi pas fixée à l'âge de 20 ans...

PS : Télérama est plus pessimiste que moi mais sa critique est intéressante et justifiée. Il m'apprend par ailleurs que Lewis Caroll est l'inventeur des mots-valises, ce qui explique le langage du chapelier (et lui enlève peut-être de son originalité ?)





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