vendredi 27 août 2010

face à face


Les mains tremblaient et ce fut comme pour se cacher et se justifier qu'elles disparurent momentanément dans le sac pour y chercher - un roman noir : qui lui aussi justifiait le tremblement.

En fait, j'avais d'abord vu ses yeux, rouges et embués, encerclés par les mille rides de l'âge et de la tristesse.  Soixante années tiraient sa peau, fronçaient son front.  Le menton tiré en avant lui aussi, et lui aussi tremblait, mais régulièrement, comme le tic d'un maniaque.   Un maniaque, et quand les mains s'étaient engouffrées dans le sac, ce n'était pas un roman du crime à l'apparition duquel je m'étais attendue, mais le couteau même du crime.

Non, l'homme encore tenu par son costume 3 pièces, comme tenu à la respectabilité par son uniforme, son visage bien tracé, ses rides.
L'homme est grand et je peux sans peine me figurer la propagation des ondes nerveuses dans son corps ; comme à chaque choc tout 1m90 doit être secoué et tremblant.

Il n'en a pas encore perdu la graisse autour du ventre, mais ses veines tracent les lignes en saillie d'un bas-relief,  et la tête comme atteinte, la tête d'abord atteinte, comme si elle était l'épicentre du séisme alors même que le corps entier est si craquelé que - où serait la faille sismique ?
la tête toujours énorme, apparemment bien faite, mais dont les cheveux sont partis par touffes dès que le corps reposait,  épuisé  -  ou peut-être arrachés,  lors des crises.

Je me tiens là en face de lui, effacée.  Le jeu est à 4 comédiens qui tentent de se fondre dans le décor, et qui, dans le fol espoir qu'on leur rende la pareille, font disparaître l'autre dans leur regard.


Seulement, cette fois-ci,  il y en a 2 qui trichent.


Celui à ma gauche s'est enfoncé très loin dans son siège  -  le visage même enfoncé : on ne peut rien lui reprocher.
La femme en face de lui s'absorbe (est absorbée) dans ce qui est peut-être la rédaction d'un cours ou d'un rapport,  et elle ne lève le visage que pour montrer son regard objectivement, politiquement et légitimement agacé par une langue rom qui seule ose se faire entendre dans le wagon  (mais que peut lui reprocher la langue française lorsqu'elle est elle-même devenue mutisme ? toute langue paraîtra cris dans le silence de la langue française des trains-banlieues : pourvu que personne ne nous parle et nous contraigne à répondre).

L'homme et la femme de gauche suivent donc (sont donc) leur rôle,  sans défaillir.  La femme ne défaillit pas même lorsque son voisin (de gauche) faillit et ouvre une faille de son regard en le portant avec outrance sur les notes manuscrites de sa voisine (de droite).  Rien ne doit venir troubler la répartition des rôles, le cantonnement de chacun dans son rôle et son silence, son isolement.
Seulement, l'homme en face de moi est troublé et menace cet état de faits qu'on avait cru immuable.  On pourrait encore choisir de l'ignorer : une nouvelle fois effacé, son manque de tenue et l'irruption de son regard dans notre cercle en seraient annulés.    Sa triche aurait été sans effet.

Cependant, mon regard note chacun de ses gestes et comme une ombre redouble leur existence.    Je porte trace de la tricherie en trichant moi aussi  :  moi qui semble,  enfoncé le corps et disparu le regard,  je porte mes pensées sur cet homme de nerfs qui me fait face  et si je ne semble pas faire face c'est pour ne pas de plein front le frapper et porter atteinte au dernier nerf,  ce nerf infime où s'est accrochée sa vie.


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