mercredi 7 avril 2010

Blanchot ?


Après une lecture partielle de L'écriture du désastre et une lecture rapide de Thomas l'obscur, une question se soulève en moi plus que toute autre : le paradoxe est-il pour Blanchot un moyen ou une fin ? Je l'ai envisagé comme une fin, ou du moins comme un moyen se confondant avec sa fin : les paradoxes structurant ces ouvrages rendraient possibles l'impossible - et même : créeraient un monde impossible. Ceci est pour moi l'une des forces essentielles de la littérature : être une philosophie de ce qui n'est pas, voire une philosophie de ce qui ne peut être (en fait : une philosophie de ce qui ne peut être dans le schéma cadre du monde - et peut ainsi être dans les schémas toujours nouveaux de la littérature - , ou peut-être, et il me semble que cette philosophie littéraire soulève justement la question, une philosophie de ce qui ne peut être seulement dans le schéma cadre de notre pensée, de notre "connaissance", que nous avons appliqué sur le monde avec plus ou moins de justifications ou de raisons). Ainsi, notamment, la question du vrai et du faux n'a pas cours dans la littérature de Blanchot, voire dans toute littérature. Il n'y a pas à distinguer vrai et faux ; même : il n'y a pas à distinguer. La littérature de Blanchot est une littérature de l'indistinction.

Ainsi, notamment :

-on ne sait jamais, à la lecture de Thomas l'obscur, si les événements se déroulent concrètement, ou si tout n'est que métaphores du mental (de Thomas, d'Anne, à condition qu'ils ne soient pas eux aussi des abstractions). Il y a confusion, on ne peut distinguer. Or, distinguer n'a aucune importance. Concret et abstrait (métaphores) sont conjoints et se confondent, ne sont pas à distinguer, puisqu'on est en littérature. En littérature, tout événement qui se prétend concret n'est en fait que métaphore d'une idée, d'un "message" mental. Ainsi est possible l'impossible (qui est pensable par le langage - mais peut-être par le langage seulement), et notamment la multiplication des paradoxes.

-de même, du fait de ses nombreux paradoxes, tout paysage dans Thomas l'obscur paraît être un paysage mental, une métaphore de l'état mental d'un personnage - ou pas même : du narrateur seulement.

-ce qui incite à considérer le paysage comme un paysage mental est aussi le fait que le personnage, en changeant de lieu, reste néanmoins dans un même lieu. Au chapitre II, par exemple, bien qu'il soit dit que Thomas est entré dans une cave, on découvre quelques pages plus loin qu'il est encore dans le bois. De même, au chapitre IX, Anne est dans un seul jardin et cependant dans deux jardins à la fois.
Indistinction de l'espace : espace aboli.

-A l'abolition de l'espace répond bien sûr une abolition du temps. Quelle est la mesure temporelle de ce "roman" ? Sur quelle durée se déroule l'histoire (la diégèse) ? Quelque chose se déroule-t-il ?
Il n'y a pas de déroulement d'histoire car il n'y a pas de déroulement du temps. Tout se passe sur le même plan, ou plus exactement au même rythme, qu'il s'agisse d'événements que l'on suppose brefs ou que l'on suppose devoir durer. Ainsi, on ne peut savoir lesquels "véritablement" sont brefs, et lesquels "véritablement" durent. Le temps n'est alors plus qu'une masse informe, indistincte (où l'on ne distingue rien) : le temps est aboli.


Abolition de l'espace et abolition du temps donc : alors, abolition du récit. Peut-être. Comme nous l'avons déjà dit, il n'y a peut-être rien : pas d'espace, pas de temps, pas de lieu, pas d'événement, pas de personnage (d'autant que : quelle différence entre Thomas et Anne ? quelle différence entre la mort d'Anne et celle de Thomas ?). Que de la métaphore. De la métaphore sans référent. Du pur langage ? verbiage ? ou création aux limites de la création ?

A la page 129 (chapitre XI), Thomas "dit" de la nuit : "Je suis avec toi, comme si tu étais mon oeuvre. Mon oeuvre... Quelle lumière étrange tombe sur moi ? L'effort pour me rejeter de toute chose créée aurait-il abouti à faire de moi le suprême créateur ? Contre l'être, ayant tendu toutes les forces, je me retrouve au coeur de la création. Moi-même, je me suis fait créateur contre l'acte de créer. (...) Je crée ce qui ne peut être créé. Par une ambiguïté toute-puissante, l'incréé est pour lui et pour moi le même mot."
Remarque métatextuelle ? Blanchot ne commente-t-il pas ici son propre texte ? L'oeuvre n'est-elle pas l'oeuvre littéraire, le livre ? L'écriture de Thomas l'obscur serait alors création et incréation, écriture qui se détruit au fur et à mesure qu'elle s'énonce, qui travaille perpétuellement à sa propre destruction.
Ecriture suicidaire ?

"Ecrire un poème après Auschwitz est barbare" (Adorno).
Alors l'écriture, qui ne peut s'empêcher de naître, porte sans cesse les mains à son cou, là où elle se noue : auto-culpabilisation de l'écriture, qui ne peut dès lors exister que sous le signe du désastre.
"Fail better" disait Beckett : mieux réussir à échouer.
Dévaster, ravager.

[Je pensais m'avancer par les ongles, toutes griffes dehors, à la lecture de Blanchot. Je supposais qu'il n'y avait rien à comprendre, ou seulement ce que j'ai énoncé précédemment ; mais j'imaginais que cela n'était que fausses hypothèses de ma part, dues au fait qu'une profondeur (philosophique?) m'échappait.
Cependant, je suis tombée sur une citation de Blanchot qui confirme mes hypothèses... mon axe de lecture semble confirmé.]

Blanchot affirme bien ainsi, dans L'Espace littéraire, qu'on ne peut dire , tout est détruit avant même de. : "(...) le langage n'est pas un pouvoir, il n'est pas le pouvoir de dire. Il n'est pas disponible, en lui nous ne disposons de rien. Il n'est jamais le langage que je parle. (...) Tous ces traits sont de forme négative. (...) Cela parle, mais sans commencement. Cela dit, mais cela ne renvoie pas à quelque chose à dire, à quelque chose de silencieux qui le garantirait comme son sens. Quand la neutralité parle, seul celui qui lui impose silence prépare les conditions de l'entente, et cependant ce qu'il y a à entendre, c'est cette parole neutre, ce qui a toujours été dit, ne peut cesser de se dire et ne peut être entendu. Cette parole est essentiellement errante, étant toujours hors d'elle-même. Elle désigne le dehors infiniment distendu qui tient lieu de l'intimité de la parole. (...) Seulement ici le dehors est vide (...)".

"ce qui a toujours été déjà dit, ne peut cesser de se dire et ne peut être entendu" : m'évoque le désastre, qui est ce qui est imminent et pourtant déjà passé et ne surviendra jamais. Or, je me souviens alors, que L'écriture du désastre évoquait sporadiquement (en filigrane ?), de même qu'Adorno, Auschwitz... L'Ecriture du désastre n'est-elle pas un essai qui dit l'écriture qui ne peut se dire, qui ne peut s'écrire, après Auschwitz, après la Shoah ?
Auschwitz annule tout parce que face à lui le langage n'a aucun pouvoir.
La littérature n'a pas eu la force d'empêcher le génocide, la littérature est donc sans force aucune, sans force valable, elle ne peut plus prétendre à rien.

Retour dans mes citations tirées de L'Ecriture du désastre : or, en effet :
"Que les mots cessent d'être des armes, des moyens d'action, des possibilités de salut. S'en remettre au désarroi.
Quand écrire, ne pas écrire, c'est sans importance, alors l'écriture change - qu'elle ait lieu ou non ; c'est l'écriture du désastre".
L'écriture qui s'annule elle-même, se détruit de mot en mot, de phrase en phrase. Ecriture neutre : ou plus rien ne subsiste.
Montrer le langage vide : pure défaite du langage.

Tu peux lire une phrase de Thomas l'obscur, tu aura tout lu : tu saura qu'il n'y a rien à lire.

L'obscurité, c'est la nuit, c'est l'indistinction, pure perte de sens : ce n'est rien.
"Nuit, nuit blanche - ainsi le désastre, cette nuit à laquelle l'obscurité manque, sans que la lumière l'éclaire" (L'Ecriture du désastre).


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