mardi 13 avril 2010

langage ?

"Peut-on encore parler de langage lorsqu'il n'y a pas détour, lorsqu'on ne fait que livrer brut ce qui se montre déjà ?
Et pourtant, la danse ne parle-t-elle pas à notre corps mais aussi à notre "âme" ?"
On pourrait répliquer (je me donne de fait moi-même la réplique), que le monde brut ou les choses du monde peuvent elles aussi toucher notre "âme", et qu'elles ne sont pas pour autant langage.

Cependant. ne nous touchent-elles pas lorsque l'on voit en elles le signe de quelque chose d'autre qu'elles mêmes ?
Le monde ne nous touche-t-il pas en ce qu'il est chargé de tous les symbolismes que nous y avons investi - collectivement (et historiquement), et, à moindre ampleur, individuellement ?

Aime-t-on la beauté brute d'un arbre ou aime-t-on sa verticalité qui relie le monde des hommes à celui du ciel (et d'éventuelles divinités), les ramifications de ses branches qui nous évoquent la diversité des parcours et des choix, l'écorce qui découvre en quelque blessure ses nombreuses couches et matérialiserait ainsi "la face cachée des choses" ?

Où découvrir la source de notre émotion ?
Nous rejoignons là une question déjà mainte fois posée (mais y a-t-on répondu de façon convaincante ?) : qu'est-ce que le beau ?
Toutefois, la question que je pose est plus large que celle-ci : qu'est-ce qui provoque notre émotion (le beau est loin d'être l'unique source d'émotion, et ce d'autant plus que les émotions sont elles-mêmes plurielles) ?

Peut-on être ému par des choses qui ne signifient rien pour nous ?
Il me semble aimer l'arbre en tant que chose brute ; mais comment le justifier ? n'est-ce pas une illusion ?
Peut-être aime-je l'arbre brut en ce qu'il signifie pour moi qu'on peut avoir contact avec des choses, et non seulement avec des signes. Peut-être aime-je l'arbre brut en ce qu'il signifie pour moi que je peux aimer des choses et non seulement des signes. Peut-être aime-je l'arbre brut en ce qu'il signifie pour moi qu'il ne signifie rien.
Je traduis tout en langage, en significations. Ainsi l'arbre brut signifie instantanément (et atemporellement) quelque chose pour moi. Au minimum, il signifie qu'il ne signifie rien. Et face à cette merveilleuse constatation, instantanément je pense, je langagise, je signifie.

Tout serait alors langage, et demander si la danse est un langage serait une question sans pertinence.

Pourtant, je sens bien que la danse a quelque chose qui est "plus langage" que les choses brutes du monde. Pour le démontrer, il me faut donc déplacer l'axe de mon interrogation.

Ou alors.

la danse serait langage plus que les choses brutes car elle signifierait d'elle-même autre chose qu'elle-même, parce que la signification serait en elle et non seulement dans la lecture qu'on en fait.
Cependant non. qu'est la danse sans regard porté sur elle ?


En fait, mon raisonnement est faussé dès le début. J'ai posé comme postulat que le langage était source d'émotion (partant de l'idée qu'il "parlait à l'âme"). Mais est-ce cela ?
Qu'est-ce que le langage ?
signifier autre chose que soi-même. une chose parle lorsqu'elle signifie autre chose qu'elle-même ?
Le langage écrit ou parlé (que nous avons appelé précédemment "langage par les mots") serait alors le langage par excellence, en cela que les mots signifient d'abord autre chose qu'eux-mêmes (ils renvoient à un référent), et dans un second temps seulement, sont ensuite parfois considérés pour eux-mêmes (leur forme, leur musicalité, etc.).
La danse serait peut-être tout autant chose brute que langage : elle serait mouvements appréciés en eux-mêmes, pour leur forme, et dans un même temps considérés pour ce à quoi ils réfèrent - la danse fonctionnant sur des codes (la rapidité et l'énergie d'un mouvement pouvant par exemple signifier la violence, la colère). La danse se distingue aussi du langage des mots par le fait que son codage ne soit pas aussi précis que l'est celui des mots.
Tout art serait langage - mais langage dans les mêmes dimensions que la danse, et non dans celle des mots : tout art serait à la fois forme qui vaut pour elle-même et qui renvoie, par le biais d'un codage relativement lâche, à d'autres choses qu'elle-même, qui signifie.
Les choses brutes du monde ne seraient pas langage car, n'étant pas faites par les hommes, elles ne seraient pas investies à leur création de significations.
Quant aux objets faits par les hommes comme objets utiles et non comme objets d'art, ils ne seraient pas langage car les hommes auraient négligé de leur donner signification lors de leur création.

Bilan : 
La danse est considérée en elle-même, mais la danse renvoie aussi, de même que le langage par les mots, à quelque chose d'autre qu'elle même (et signifie donc par décollement), et c'est en cela qu'elle est langage.
Cependant, ne revient-on pas là à une banalité qui évince cela même qui avait suscité notre réflexion : la différence de rapidité entre la langage dansé et le langage parlé ?
La différence de rapidité (de rapidité possible, car la danse peut aussi faire le choix d'être très lente. ce que j'entends, c'est que les gestes faits peuvent être plus rapides que les gestes dits, décrits par les mots, comme cela fut démontré dans "Formes brèves") tiendrait peut-être seulement au maillage plus lâche du codage du langage dansé - la danse valant plus par son rythme et sa tonalité, par le flux de ses phrases, que par le détail de chacun de ses mots. la danse se passant d'articles, n'étant que successions nominales ou verbales. Les mots pourraient peut-être être aussi rapides que le corps, s'ils ne cherchaient pas à être chacun compris avec précision mais seulement à être compris dans un ensemble (l'ensemble de tous ces mots). Ainsi, la danse pourrait être rapide car elle se satisferait d'une compréhension approximative (d'une signification approximative) - pas toujours mais en l'occurrence, dans "Formes brèves", oui.

N'ai-je donc fait que tourner en rond et poser des fausses questions ?
Tout à torpiller ? Qu'y a-t-il à sauver de ces réflexions ?

5 commentaires:

  1. « Qu'y a-t-il à sauver de ces réflexions ? »

    Le mouvement qui fait se poser ces questions —

    " La marche comme la prose a toujours un objet précis. Elle est un acte dirigé vers quelque objet que notre but est de joindre. Ce sont des circonstances actuelles, la nature de l’objet, le besoin que j’en ai, l’impulsion de mon désir, l’état de mon corps, celui du terrain, qui ordonnent à la marche son allure, lui prescrivent sa direction, sa vitesse, et son terme fini. Toutes les propriétés de la marche se déduisent de ces conditions instantanées et qui se combinent singulièrement dans chaque occasion, tellement qu’il n’y a pas deux déplacements de cette espèce qui soient identiques, qu’il y a chaque fois création spéciale, mais, chaque fois, abolie et comme absorbée dans l’acte accompli.

    La danse, c’est tout autre chose. Elle est, sans doute, un système d’actes, mais qui ont leur fin en eux-mêmes. Elle ne va nulle part. Que si elle poursuit quelque chose, ce n’est qu’un objet idéal, un état, une volupté, un fantôme de fleur, ou quelque ravissement de soi-même, un extrême de vie, une cime, un point suprême de l’être... Mais si différente qu’elle soit du mouvement utilitaire notez cette remarque essentielle quoique infiniment simple, qu’elle use des mêmes membres, des mêmes organes, os, muscles, nerfs, que la marche même."

    Paul Valéry

    RépondreSupprimer
  2. L'écriture ne peut elle pas avoir elle aussi sa fin en elle-même ? ne pas être dirigée, seulement s'étendre - avancer dans un désert dépourvu de repères.
    On ne marche pas seulement pour aller d'un point à un autre. la marche pour elle-même. c'est une évidence, et même, une nécessité.
    Comme vous l'avez fait remarquer, mon texte est mouvement et ne rejoint rien - aurait dû rejoindre peut-être, mais n'a pas rejoint. La prose comme mouvement. comme danse ? La danse en écriture : peut-être la poésie ? (poésie de la prose aussi).
    écriture comme besoin organique.

    RépondreSupprimer
  3. écriture comme nécessité organique.

    RépondreSupprimer
  4. oui - mais (peut-être) que la transitivité de l'écriture (Blanchot) n'est pas contradictoire avec la direction qu'elle prend, qu'elle emprunte (à qui ?) : non pas marcher pour atteindre tel point précis, mais aller vers ; et même davantage : quitter, s'en aller pour.

    Direction nécessaire en ce qu'elle tend à rejoindre (sans le faire jamais ?).

    RépondreSupprimer
  5. Probablement... eh bien dansons maintenant ! (et écrivons)

    RépondreSupprimer